Le poème ne sera jamais un discours parmi d’autres. Altérité
irréductible, il nous force à voir. À entendre aussi bien. Comme
Bernard Noël a dû crier. Comme quelque chose en lui a dû crier pour
écrire ces sonnets de la mort ! C’est à partir de ce cri
immensément silencieux qu’il a risqué le geste du poème. Là une force
l’a fendu en deux et par le milieu l’a poussé à ouvrir l’espace où vont
se montrer ces mots dont la torture est l’objet.
Bernard Noël nous
avait déjà prévenu: «la mort ne vient pas du dehors». Aussi ces
sonnets – Ah! les belles formes fixes d’hier! La mort n’est pas
occasion et objet d’expression. C’est elle qui finit par parler, ici.
Une main de vivant a libéré la mort. Celle, obscène, qui travaille le
corps, «ouvrant au couteau des bouches nouvelles et des râles rouges»
pour qu’elles «(vomissent) des noms», qui écrase les têtes pour
«(voir) suinter le secret / un peu de bave et de sang / la morve de la
pensée», à quoi se réduit l’homme, «tas viandeux» avec qui il faut
en finir quand on tient le manche. Ils, les bourreaux, ceux dont «la
batte écrabouille le visage», ceux qui «font cuire la tête», ceux-là
pour qui la torture fait partie de ces «actes / raisonnables contre
le terrorisme», ceux-là du pays du Bien prennent ici la parole. Et
leurs mots nous forcent à entrer en honte. Honte qu’il y ait des hommes
pour devenir des bourreaux et se comporter comme seuls des hommes sont
capables de le faire, choisissant d’être du côté d’une loi criminelle
qui ne saurait être loi des hommes, eux-là sont de chez nous. Des pays
des droits de l’homme. Cela redouble notre honte. Leurs mots nous
souillent. Insoutenables.
Oui, il y a de l’insoutenable. Et il y a à résister à partir de cet insoutenable. À partir du pire
– Titre même de la collection des éditions fissile dans laquelle
paraissent ces sonnets de la mort, Onze poèmes repris du N°2 de la
revue Moriturus, Le sens du sang, revue créée en 2001 par
Cédric Demangeot, Brice Petit, Lambert Barthélémy et Guy Viarre qui
choisit en cours de route de se rayer de ce côté-ci du monde.
Ce
n’est pas dans ces poèmes que l’on trouvera des «oh! quelle horreur!»
et des «oh! comme c’est abominable!». On aura affaire ici à bien
pire que des sentiments, on aura à affronter les mots mêmes du
bourreau. Tels quels. Simples collages parfois de propos lus ici ou là
mais qui au montage, dans les vers, leurs séquences, produisent de ces
déflagrations qui allument soudain le jaune sale des ampoules des culs
de basse fosse où «ça finit dans un baquet de pisse / jusqu’à plus
soif».
À cette objectivation du réel que produisent les poèmes de
Bernard Noël, on se rend. Et c’est au point de jonction de la
conscience et de ses vers que ce produit l’éclair. Le poète ici s’est
effacé. Bernard Noël est de ces rares, de ces quelques-uns dont parle
Jacques Dupin qui s’effacent pour écrire. Et c’est moins l’émotion dont
on aura toujours raison de se méfier que l’émoi – ce que Bernard Noël
appelle ailleurs «une émotion dépourvue de sentiments» – qui est le
cœur de feu de ses mots, soit cet effondrement que la forme du poème en
quelque sorte redresse. Et tient.
À soulever le cœur, la raison en
sort comme épurée. Car on fond c’est comprendre qu’il nous faut.
Comprendre comment la mort travaille notre monde.
Les bourreaux
auront beau faire. Ils susciteront toujours ceux qui à l’aube seront
leurs ennemis. Bernard Noël est de ceux-là. Irréductiblement, debout.