C’est un bien terrible livre que cet Holocauste de Charles
Reznikoff. Paru aux Etats-Unis en 1975, c’est Dominique Bedou qui
l’avait publié en France en 1989. On ne le trouvait plus. Il faut
remercier vivement Lionel Destremeau et ses Editions Prétexte Poésie
pour avoir pris l’initiative de cette parution, revue et corrigée par
Auxeméry augmentée d’un entretien paru en 1977 dans la revue Europe.
Holocauste,
ce titre ancre le livre dans le monde américain qui persiste à nommer
ainsi ce qui loin d’être un sacrifice – sens que ce mot revêt dans
l’Ancien Testament – fut l’extermination des juifs d’Europe par les
nazis à laquelle il faut ajouter l’élimination, dans d’autres
proportions, de tziganes, communistes, homosexuels, résistants…tous
« déficients physiques et psychologiques ». Pour autant ce mot ne
trompera pas l’histoire tant les XII scansions de ce « récitatif de
l’horreur » voient la chose telle quelle et rien d’autre. Ni
interprétation, ni métaphore, juste des découpages – Charles Reznikoff
ainsi a travaillé à partir d’archives du Procès des criminels devant le
tribunal militaire de Nuremberg et des enregistrements du procès
Eichmann à Jérusalem – une mise en vers et un montage pour faire voir.
C’est aux intersections que prend la lumière. Elle est crue. Et sans
appel. Insoutenable est ce qu’elle donne à entendre. Cela qu’on croyait
déjà avoir lu. Ou vu. Cela qui revient à la faveur de cet effacement
dont Charles Reznikoff sait se rendre capable, effet de cette pratique
poétique spécifique des poètes objectivistes américains : l’horreur
sans nom propre, l’horreur qui voit l’homme résister à sa destruction
infinie, cet « indestructible qui peut être infiniment détruit » selon
les mots de Maurice Blanchot, l’horreur qui n’est pas de l’ordre de
l’idée, encore moins du sentiment, mais qui est dans les choses, selon
les mots de Williams Carlos Williams : « no ideas but in things » !
Ainsi,
c’est moins d’émotion – ce jeu bouleversant des images qui cherchent à
représenter l’inhumain – que d’émoi dont il s’agit, soit cette
« émotion dépourvue de sentiments » dont parle Bernard Noël. C’est que
les sentiments – On le sait depuis Rilke – on les a toujours assez tôt
et ils sont le lieu toujours possible d’obscures manipulations. L’émoi,
c’est cet effroi que produit la lecture continue de ce texte de Charles
Reznikoff, troué de part en part par un inimaginable qui le sauve de
tout pathos. Ici, la parole du poème fait acte de présence. Son
récitatif ouvre dans notre présent la barbarie même et son cortège
d’horreurs. L’effet de vérité est saisissant. Là comme sans auteur, les
mots ne sont plus les mots, « c’est une terrible chute dans le
silence » aurait pu dire Paul Celan.